Enseigner, c’est capter l’attention
Après sept semaines d’enseignements mixant présentiel, hybride et distanciel à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, voici un premier point d’étape sur la pédagogie dans le contexte du COVID-19. Avec des cours qui doivent capter l’attention des élèves, tout en reposant sur une rythmique bien connue des émissions de télévisions, radios, et podcasts.
“J’ai l’impression d’avoir couru un marathon”, halète un journaliste, à la sortie de son cours à l’Ecole de journalisme de Sciences Po. “C’est comme si j’avais animé une édition spéciale en direct sur une antenne pendant deux heures”, souffle un autre.
Les enseignants qui assurent leurs sessions de cours en hybride, avec une partie des élèves en présentiel, et l’autre partie connectée via vidéoconférence, déploient une énergie folle pour capter l’attention de deux populations en même temps, l’une assise masquée dans une salle de classe, occupant un siège sur deux, et l’autre à distance, dont les visages découverts apparaissent dans des vignettes sur Zoom.
Question d’attention
Mission impossible? Si la durée maximale d’attention de la génération des millennials est évaluée à 9 secondes, et à 30 minutes “le temps d’exposition aux écrans au-delà duquel apparaît une menace pour la santé mentale”, rappelle Bruno Patino dans son livre “La Civilisation du poisson rouge” (éd. Grasset, 2019), l’expérience de l’enseignement en ligne ou en hybride est d’emblée condamnée.
“Ce n’est pas une question de quantité de minutes ou secondes, mais une question de jauge de la vidéoconférence”, reprend le Doyen de l’Ecole de journalisme de Sciences Po pour qui “il y a une corrélation entre la passivité et le nombre d’élèves”.
En clair, plus le nombre de personnes connectées est élevé, plus le risque de passivité est grand.
Le critère de cette jauge?
- Si l’enseignement est 100% en ligne, c’est voir l’ensemble des visages de la classe d’un seul regard, c’est-à-dire dans la vue en mosaïque offerte par Zoom — soit 16 personnes -, sans devoir passer aux pages suivantes pour afficher d’autres participants. Cela pour favoriser l’activité, au sens opposé à la passivité, face à un cours.
- Si l’enseignement est en hybride, la jauge tient à la proportion entre élèves en présentiel et élèves en distanciel. Si les élèves en présentiel sont plus nombreux que ceux à distance, alors ceux qui sont en distance peuvent se sentir délaissés.
Si ces jauges sont surveillées, alors le cours peut être conçu comme un conducteur d’émission ou de podcast, avec la thématique du jour, des séquences variées, des ruptures dans le rythme, du suspens, des moments de respiration, d’interactivité, et même des espaces pour l’humour. C’est cette rythmique bien connue des antennes de télévision et de radios qu’il faut essayer de reproduire, le tout en direct pour enseigner.
Un conducteur de cours type émission télévisée
Comme sur un plateau de télévision ou dans un studio, les micros sont ouverts et les caméras allumées.
“Je demande à chaque élève de garder sa caméra allumée pour que les échanges soient interactifs”, confirme Cyril Morin, journaliste à Eurosport et intervenant à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, “c’est alors plus simple d’interpeller un élève pour qu’il rebondisse sur une idée”. Même règle dans le cours de Béatrice Denaes, ancienne médiatrice à Radio France : “je leur demande de ne jamais couper leurs micros”.
En effet, si, avant de parler, un élève a déjà deux actions à effectuer (“demuter” son micro et allumer sa caméra), la probabilité qu’une prise de parole survienne s’amenuise. Pour favoriser les échanges, l’enseignant peut aussi se connecter dix minutes avant le début du cours.
“Comme avant dans ma salle de classe, si l’on peut dire, je discute avec les premiers arrivés”, reprend Béatrice Denaes.
Le sens du collectif, même à distance
Le journalisme est un sport collectif. Si l’enseignement en hybride ou en ligne instaure bien sûr l’idée d’une société en réseau, il peut aussi engendrer un manque d’entraide entre des individus épars géographiquement et aux situations bien disparates. Les sous-groupes que l’enseignant peut créer sur Zoom (jusqu’à 50 peuvent être créés par session) sont salutaires pour offrir des ruptures de rythme, assure notre professeur associée Marie Mawad.
“Quand je passe d’un groupe de travail à l’autre, j’arrive dans un sous-groupe Zoom et, quasi systématiquement, j’entends d’abord les élèves rire et se raconter leur quotidien, avant qu’ils ne constatent mon arrivée et ne me donnent les premières pistes du travail que je leur ai demandé”.
Dans la classe de Cyril Morin, sont formés aussi des binômes ou des trinômes pour les exercices, “afin que les élèves gardent aussi la notion collective du métier qu’ils ont choisi et qu’ils puissent travailler, même à distance, ensemble dans les mêmes conditions que certains journalistes professionnels en télétravail”.
Thématique COVID
Voilà pour les moments d’interaction. Pour la thématique du jour, le COVID-19 est évidemment une actualité à traiter lorsque l’on enseigne dans une école de journalisme. Ainsi, dans l’atelier “How to interview a source”, Trevor Huggins, journaliste économique installé à Londres, a invité le Professeur Arnaud Fontanet, membre du Conseil Scientifique qui accompagne le gouvernement dans sa réponse à la crise, à se plier à l’exercice de l’interview par les étudiants en journalisme.
“Pendant une heure de Zoom, ceux-ci l’ont interviewé sur des thèmes divers : la gestion de la crise en France, la collaboration internationale, le rôle des médias, la course-poursuite pour un vaccin, mais aussi comment il vit personnellement cette crise en tant que mari et père de famille. Chaque étudiant(e) a eu son moment dans le ‘hot seat’, seul(e) virtuellement avec le professeur — grâce à Zoom”, détaille Trevor Huggins.
Quant aux séquences vidéos, elles sont parfois produites par les élèves eux-mêmes et servent de supports pédagogiques. Par exemple dans le cours d’images intitulé “terrain et reportage” animé par Frédéric Roullier et Emanuele Marzari, tous les deux journalistes et documentaristes.
“La colonne vertébrale de cet atelier pratique étant le débriefing détaillé des reportages réalisés par les élèves, nous partageons nos écrans avec eux, et faisons en sorte que tout le monde puisse regarder les même reportages que ceux que nous visualisons. Et quand nous nous arrêtons sur une image en particulier, ou écoutons une interview, tout le monde voit ce que nous voyons, comme dans la newsroom de l’Ecole de journalisme de Sciences Po. Pour chaque sujet, nous demandons à deux élèves de le débriefer”.
Ainsi, un/e élève (rédacteur ou JRI) débriefe la partie rédaction (la structure narrative, l’angle, le commentaire sur images, la voix), et un/e autre élève (rédacteur ou JRI) débriefe la partie images (le tournage, la qualité des plans, les informations visuelles). Des échanges qui sont complétés bien sûr avec les propres conseils et critiques des deux enseignants. La technique utilisée, en ligne ou en présentiel, stimule l’attention aux détails, tant sur la forme que sur le fond, et la réflexion.
Facile à dire, plus compliqué à faire, même pour des enseignants qui ont l’habitude, en tant que journalistes professionnels, de couvrir les changements de la société, de travailler à la dernière minute, de faire parler des interlocuteurs variés, et d’avoir recours aux divers outils numériques, parfois en étant eux-mêmes loin de leur équipe. Des enseignants qui sont avant tout des journalistes professionnels déjà éprouvés par l’actualité — d’après cette étude réalisée par l’ICFJ (International Center for Journalists) et le Tow Center de Columbia University, ils sont 70% à considérer que l’impact psychologique et émotionnel de couvrir le COVID-19 est la partie la plus difficile de leur travail. J’ajoute que les élèves étudiants en journalisme dans le monde sont, même en dehors du contexte sanitaire actuel, parmi ceux qui souffrent le plus d’anxiété et de stress, comme le rappelle la newsletter Jumplines.
Pour quel résultat?
“L’hybride est mieux que le tout distanciel”, assurent les délégués des programmes interrogés. “Donc, à choisir, nous préférons l’hybride au tout en ligne !”.
Néanmoins, leur réaction est claire : ce n’est pas l’hybride qui est apprécié, c’est l’absence d’une expérience pédagogique exclusivement en ligne. Pour les élèves, la fatigue est notable, et quand ils sont dans le groupe connecté via Zoom, ils ont parfois des difficultés à entendre correctement au travers des masques l’ensemble des interventions de leurs camarades du groupe présent dans la classe. Les enseignants, affairés à parler aux deux populations en même temps, ont tendance à porter une attention plus immédiate à la population qu’ils voient physiquement, et peuvent rater une question posée via l’outil de chat, quand la parole est déjà prise par un élève installé à deux mètres du poste enseignant.
L’hybride est donc un système par défaut, née de la contrainte sanitaire actuelle, qui permet certes de réduire la densité dans les locaux en faisant alterner deux groupes, l’un en ligne, l’autre in situ, tout en maintenant un lien physique, avec l’enseignant, et avec l’établissement et les communautés (étudiante et salariée) qui s’y trouvent, mais dont les performances sont difficiles à évaluer.
À ce stade, l’expérimentation avec différentes modalités d’enseignement (présentiel, distanciel, et hybride) n’a commencé qu’au début de septembre 2020, soit il y a sept semaines. Pendant le confinement du printemps 2020, tout était 100% en ligne et les expériences de terrain impossibles ou très limitées. Cette fois, pour le semestre d’automne 2020 à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, et sur l’ensemble des maquettes pédagogiques des M1 et M2, 47% des enseignements se déroulent en présentiel par mini groupe, 22% en ligne, et 31% en hybride (la moitié du groupe en présentiel la semaine 1 pendant que la deuxième partie du groupe suit en ligne, et vice versa la semaine suivante). De plus, le terrain est encouragé, en respectant les mesures de distanciation et le port du masque. Donc les reportages, les enquêtes, les échanges avec des sources potentielles restent des exercices majeurs pour qui souhaite devenir journaliste.
De nouvelles compétences
Mais il faut regarder d’autres compétences qui s’acquièrent grâce à l’enseignement en hybride ou en ligne alors qu’elles n’étaient pas aussi nécessaires lors du temps pré-COVID des cours dans le monde physique. Et il est évident que nos élèves sont dotés ou vont se doter des compétences suivantes :
- D’abord, une capacité d’organisation sans faille, à la fois personnelle et professionnelle : savoir quand se déplacer ou non, s’assurer d’une connexion internet optimale, se créer un agenda lui-même hybride, avec des rendez-vous physiques, et des sessions par vidéoconférence, identifiées par des liens html, liens qu’il faut avoir récupérer au préalable, avec des heures inscrites selon les fuseaux horaires ad hoc, la connexion aux camarades de son groupe pour réaliser les travaux demandés, le respect des deadlines pour le rendu des sujets, etc.
- L’autonomie dans le travail. Avant le contexte sanitaire lié au COVID, il y avait toujours un camarade, un enseignant, un assistant, pour rappeler telle ou telle tâche à effectuer ou expliquer à nouveau un concept vu trop rapidement en cours, entre deux portes, dans le couloir, au détour d’un café. Désormais, seule la rigueur avec laquelle l’élève a paramétré les dates limites dans son agenda, prévu des notifications de rappel quelques heures ou jours en avance, ou la qualité des notes prises sur une partie du cours difficile à saisir, peut faire la différence.
- La production à distance. Comment interroger une source qui est isolée parce que cas contact? Comment tourner une séquence lors d’un événement d’actualité en étant confiné, ou restreint par un couvre feu? Mis à part le recours à toute la panoplie d’outils numériques pour produire à distance, les élèves doivent avoir la finesse d’observation pour repérer les petits détails qui font les grands moments d’actualité. Pour les voir, il faut avant tout des qualités humaines, d’empathie, de débrouillardise, d’attention aux autres et d’écoute. Tout ce qui s’apprend aussi à force d’arpenter des terrains, de rencontrer des gens — même à distance -, d’adapter son comportement à la situation vécue et qui font de grands journalistes.
- L’oral. Jamais les conditions d’enseignements actuelles n’ont autant favorisé l’oral, via les vidéoconférences, par les sons que l’on s’envoie pour se faire corriger par un enseignant sur un exposé, un sujet, un reportage, par cette capacité nouvelle à pousser sa voix derrière un masque, à choisir des mots intelligibles et précis, sans l’aide de la lecture sur les lèvres, dans une langue qui n’est pas toujours sa langue maternelle. Des capacités orales poussées qui servent ensuite à l’écriture des flashs et journaux pour des assistants vocaux ou des tranches d’informations, à la fabrication de podcasts, à l’enregistrement de commentaires sur images, à la formulation des questions à ses interlocuteurs pour des interviews, et tout ce qui fait le quotidien parlé des journalistes professionnels.
Alors oui, c’était sans doute plus facile “avant”. Mais les compétences développées par les élèves expérimentant la mixité des modalités d’enseignements actuelles, nées des contraintes sanitaires, sont autant d’atouts qui, au regard d’employeurs futurs, peuvent favoriser un accès à l’emploi rapide dans un monde post-COVID.